Textes

LA GRAINE
Au fond de moi, tout au fond, là où personne ne peut voir…
Au fond de moi, tout au fond, là où personne ne peut voir, il y a une terre, ma terre. C’est une si petite parcelle mais elle est aussi riche qu’un pays. C’est mon jardin, mon chez moi. Je peux m’y promener dès l’aube et boire la rosée aux calices des fleurs, sentir la mousse comme un tapis sous mes pieds et le parfum de l’air qui m’enivre. Il fait bon, mon souffle est paisible. Ce matin, je converse avec mon ami qui, si je l’invite aime tant flâner avec moi. Nous admirons ensemble la pureté d’un lys, l’éclat des roses, si rouges, qui viennent d’éclore à la lumière. " Tu vois " lui dis-je " Là-bas, il faudra que j’arrache les mauvaises herbes et dans l’allée du milieu qui mène à la petite mare, j’ai toujours rêvé de planter du lilas, il ne faudrait pas trop que je tarde…"
 
 
Et voici que nous arrivons au milieu de ma terre, au centre de mon jardin. Aujourd’hui est un grand jour pour moi, je sens l’agitation qui me gagne. J’ai tracé un cercle sur le sol : " C’est là " dis-je, " C’est là que je veux planter quelque chose d’unique, quelque chose que l’on ne pourra trouver nulle part ailleurs ". Dans ma paume ouverte, une petite graine, c'est mon cadeau de la Vie, rien que pour moi, ce sera mon arbre. Je l'imagine plus tard : Un tronc large et solide avec des feuilles, grandes comme des mains ouvertes. Des fruits multicolores, gonflés de saveur qui ruisselleront en grappes généreuses le long des branches… Je tremble un peu…
 
 
Mais soudain, voici une sourde rumeur qui secoue toute ma terre. Des voix se mettent à fuser de partout, elles me donnent le tournis…Voilà mon jardin envahi de monde, des hommes, des femmes… Je vois mon père, ma mère, mon professeur de français et mon voisin, un marchand de souvenirs, un dieu incas, une star de cinéma, des amis … Tous, ils se pressent autour de moi :
 
" Elle est ringarde ta graine… Allez tu n’oseras jamais planter un truc pareil, il n'y a personne qui a la même, t’auras l’air de quoi ? Tu seras toute seule. Et puis, qui te dit qu’elle va donner quelque chose de bien, ta graine ? T’as demandé aux autres ce qu’ils en pensaient ? Et est-ce qu'elle est conforme aux normes au moins ? Tes parents, ils sont au courant ? Et combien cela va te rapporter d’abord ? Quoi ! Tu l’as eu gratuit ? Ce n'est pas normal, moi je me méfierais à ta place. Gaffe-toi, je t’assure, ta graine, elle ressemble à celle que ma sœur avait reçue de l'ex de mon beau-frère et ben, elle lui a pété à la gueule. Allez ! Un truc super, rien que pour toi ! Tu n'es pas sortie de l'enfance ! Tu rêves les yeux ouverts ! Arrête de faire ta sentimentale ! Si je puis me permettre, ma chère, ça manque de classe ton petit machin chose ! "
 
 
Il y a même de slogans qui se mettent à pousser dans mon jardin comme de la mauvaise herbe… Le vent se lève maintenant, il me jette des bribes de phrases à la figure, des lois, des conseils, des menaces. Je ne sais plus où donner de la tête, de partout, je suis sollicitée, harcelée. Et la ronde s’accélère de plus belle. Tout à coup, voilà que tous, ils se figent et tendent vers moi leurs poings fermés… Je retiens mon souffle…. Lentement, ils entrouvrent leurs mains et que vois-je ? Au creux de chaque paume, comme de petits diamants, brille une graine, une petite graine qui semble me regarder et dire : « Moi aussi, je serai un arbre, moi aussi, je porterai de bons fruits, moi aussi, je serai magnifique. » Il y en a même une de ces graines avec une voix nasillarde qui ne cesse de me crier à l’oreille " Moi, je suis la meilleure, c’est moi la meilleure, la meilleure. » Mon esprit se brouille, je me sens chavirer, je n’arrive plus à réfléchir, mes yeux passent d’une graine à l’autre, j'avance mon bras… Celle-ci peut-être, tant de gens ont la même, ça ne doit pas être si mal…Non pas celle-là, surtout ne pas ressembler à cette femme… Celle du dieu Incas, ça fera exotique au moins, et puis… Et puis, je n’en peux plus, allez, n’importe laquelle, j’en ai assez de me poser mille questions, finissons-en… Je tends la main… Je n’arrive pas à terminer mon geste, sans que je sache pourquoi, comme un écho lointain me revient tout à coup une vieille histoire, tellement fortement que je dois m’asseoir sur une grosse pierre…
 
 
Le silence enfin se fait et devant moi, je revois l’homme. Un très vieil homme et pourtant il y a des étincelles dans ses yeux. Sur son visage, les marques de mille tempêtes mais ses mains sont tranquilles et belles, des mains qui ont travaillé dur, des mains qui connaissent la terre. Il commence à parler doucement :
 
"J’avais une graine, un chêne, c’était un chêne. La Vie me l’avait donnée et j’étais si impatient de la planter… Et puis… Et puis, il y a eu cette foule, cette bousculade, toutes ces idées, ces promesses, ces mirages, ces gens qui parlaient, parlaient et c’est un jeune homme, sûr de lui, fort qui a attiré mon attention, il m’a subjugué. Je me suis dit, lui il doit avoir réussi… Il m’a tendu une graine, je l’ai prise et je l’ai plantée à la place de la mienne… Le vieil homme s’arrêta et répéta en me regardant droit dans les yeux " j’ai planté sa graine à la place de la mienne ", puis il continua : « D’abord, ça n’a été qu’une jolie petite pousse au milieu de mon jardin, je la soignais, la bichonnais… Ensuite, la tige s’est durcie et une drôle de feuille s’est mise à pousser… " Ce n’est pas grave " me suis-je dit et je l’ai arrosée, tout semblait redevenu normal. Ce fut alors un petit arbre qui se dressa sur ma terre… Par la suite, mon attention s’est relâchée. Oh ! Il faut dire qu'à cette époque, je n’avais plus beaucoup de temps pour m'occuper de mon jardin… J’avais tant de choses importantes à faire : mes amis, ma carrière, ma famille, les femmes, la gloire, mille activités, toujours courir…
 
 
Et puis voilà qu’un jour, comme ça, je me mets à avoir des idées bizarres, qui ne me faisaient pas du bien, des drôles d’envies qui me tiraillaient l’estomac… "Oh ! Ce n’est rien " pensais-je et je les chassai loin de moi. Mais voilà qu’elles sont revenues, des idées noires qui me donnaient envie de mourir ou des idées folles qui me plongeaient dans la confusion… J’ai commencé à devoir faire de gros efforts pour ne pas montrer aux autres toutes ces choses qui s’agitaient en moi. J’ai durci mon visage, j’ai serré les poings, j’ai fermé la porte de mon cœur et je me suis collé un beau sourire -toutes circonstances- sur les lèvres. Puis, j’ai commencé à être en colère, à juger ceux qui, je le croyais, ne devaient pas se battre comme moi pour être heureux. Je les ai jalousés et j’ai mis plein d’habits pour cacher mon dos voûté. J’ai pris plein de potions magiques pour noyer ma solitude, endormir mon angoisse. J’ai sauté dans des avions pour fuir mes échecs, collectionné des leurres pour farder mon ennui. J’ai écrasé des gens aussi pour me sentir moins petit, j’ai brandi des lois pour accuser les autres et me rassurer moi-même. J’ai ensuite donné au désespoir des airs de fête mais par-dessus tout, je n’arrivais plus à partager, à communiquer, à aimer vraiment. Plus j’en faisais pour me cacher la vérité plus je sentais le vide sous mes pieds.
 
 
Jusqu’au jour où, alors que je parlais avec une jeune femme, la voilà qui me regarde bizarrement… J’avais pourtant mis mon beau sourire -toutes circonstances-… Que voyait-elle donc que je ne voyais pas ? " Vos yeux, dans vos yeux " a-t-elle juste balbutié et elle est partie en courant. Cela m’a troublé, je suis rentré sans tarder à la maison et me suis assis devant mon miroir. J'ai plongé dans mes yeux et j’y ai vu comme des branches, des branches noires et tordues, c’était déroutant… Mais d’où venaient ces branches ? Alors, soudain, je me suis souvenu et avec appréhension, j’ai repris le chemin de mon jardin, j’ai rouvert mon cœur et je suis redescendu au fond, tout au fond de moi-même, là où personne ne peut voir et ce fut terrible… Un arbre, un arbre gigantesque avait poussé au milieu de ma terre et ses racines, comme d’immenses tentacules avaient étouffé toute vie dans mon jardin. C’était tellement impressionnant, inattendu : "Mais qu’est-ce que c’est que cela ?" ai-je crié. L’arbre s’est comme tordu et m'a lancé avec orgueil " Mais c’est moi, la graine que tu as plantée !" Il avait l’air satisfait, " Je ne te plais pas ? " a-t-il ajouté. " Ah ! Non " ai-je hurlé, " Je ne veux pas de toi ! Moi, c’est un chêne que je voulais, un beau chêne, sors de mon jardin!". Et l’arbre de rire aux éclats " Essaye donc pour voir… Essaye de me sortir de ton jardin!".
 
Depuis ce jour continua l’homme, je me suis épuisé à essayer de couper cet arbre, mais il était tellement dur que toutes les scies se brisaient. J’ai essayé de l’arracher, mais ses racines étaient si puissantes, j’ai même tenté, à bout de forces et désespéré, de le noyer sous l’asphalte. Tant pis pour mon jardin " me suis-je dit, " Même si cela doit le faire mourir en entier, mais qu’au moins cet intrus disparaisse "… Ce furent des couches et des couches de goudron que j’ai coulées sur l’arbre… Mais toujours une pousse, une petite pousse arrivait à percer à nouveau et tout recommençait…" Puis un matin " reprit le vieil homme " A bout de forces, il m'a semblé entendre une petite voix…C'était la Vie qui essayait de me parler, je l'ai reconnue et, plein d'amertume je lui ai dit : " Tu vois, c’est bien ce chêne que tu m’avais donné que j’aurais dû planter. Cet arbre qui a envahi tout mon jardin, je ne l’aime pas, ce n’est pas le mien… Je regrette tellement de n’avoir pas fait pousser mon arbre. J’aurais dû te faire confiance, me faire confiance et croire que tu m’avais donné le meilleur. " Alors, simplement, avec un sourire, la Vie ouvrit Sa main et là, si petite mais plus précieuse pour moi que tous les trésors de la terre, il y avait ma graine. " Je l’ai gardée pour toi " me murmura la Vie et je suis si heureuse que tu viennes la reprendre aujourd'hui. Elle est unique et j’avais hâte d’admirer ton beau chêne. " Je me suis retourné et j’ai vu le grand arbre qui avait complètement séché. J’ai mis des semaines à finir de l’arracher, le couper, brûler ses branches mortes mais j’étais dans une telle joie. Jusqu’au jour où, au centre de ma terre, j’ai pu tracer un nouveau cercle…"
 
Le vieil homme a souri et j’ai cru voir au fond de ses yeux comme des branches, des branches majestueuses, des branches de chêne…
 
Alors moi, j’ai regardé ma graine dans ma paume, si petite et un immense amour pour elle a éclaté dans ma poitrine. J'ai lancé un "Merci la Vie" plein de gratitude et je l'ai plantée.